Centre des arts actuels Skol
Texte publié dans le catalogue Image & imagination, sous la direction de Martha Langford, Le Mois de la Photo à Montréal 2005, McGill-Queen’s University Press, Montréal & Kingston
englishCatherine Bodmer n’est pas une spécialiste de la photographie. Cette jeune artiste s’intéresse depuis quelque temps à la ville, dont elle photographie les espaces délaissés. D’autres procédés et intérêts l’occupaient précédemment : la ritualisation de certaines activités quotidiennes associées au nettoyage, celui du corps, celui de l’espace. Toutefois, depuis le début de sa carrière, elle se concentre sur la banalité, les petits riens de la vie, et leur donne une dimension supplémentaire. Récemment, elle a pointé son objectif sur un terrain vague et sa métamorphose printanière.
Dans une acception ancienne, un vague était un vagabond. Le terrain vague est un espace ambigu : bien qu’ayant un propriétaire, celui-ci n’est pas immédiatement présent dans l’imaginaire, à l’instar d’une compagnie dont le logo s’affiche sur un bâtiment ou d’une résidence privée. Espace incertain, donc, mais que souvent les citadins se sont réapproprié puisque le propriétaire donne l’impression de s’en désinteresser . Terrain où l’on vagabonde, que l’on traverse pour aller plus vite ou au contraire pour allonger la promenade. On a beau le clôturer, les gens s’entêtent, coupent les fils de fer , font s’incliner les poteaux. « Occupez l’espace ou donnez-le-nous entre temps », semble être le message implicite.
Pourtant, dans les photos de Catherine Bodmer, nul être vivant ne traverse les étendues inconstruites et les grandes flaques d’eau qui les submergent au printemps. Par contre, des chaînes de montagnes insolites se profilent discrètement. Les Alpes ne faisant pas partie de notre paysage urbain, le statut de vérité de la photographie s’en trouve interrogé. Le terrain vague est en quelque sorte la négation du sublime de la haute montagne, sa désacralisation. Quelques indices ici etlà dénotent aussi une intervention dans la trame même de l’image. Clins d’œil humoristiques, ils installent l’image dans un espace d’enquête ou d’incertitude. Le lieu, incertain, transfère son instabilité au médium.
Les manipulations photographiques peuvent faire penser à celles d’Isabelle Hayeur, par exemple, où le lieu est subtilement travesti. Mais ce travestissement n’est pas le propos essentiel de la démarche de Bodmer, qui nous fait rebondir d’un état émotif à un autre, d’une strate artistique à une autre.
Les textes intégrés à même les photos contribuent à cette déstabilisation. Nous projetant dans un espace totalement étranger à celui qui est représenté, ils créent une rupture qui amène à examiner l’image de nouveau. Une image vaut mille mots, dit-on, mais ce n’est pas à ceux-là qu’on s’attend. La logique vacille et est remplacée par une poétique ou une politique de l’expression visuelle.
Ce genre de photo, en effet, prêterait plutôt à un discours gravitant autour de la sociologie ou de l’errance poétique. Catherine Bodmer nous tourne résolument vers un autre cadre. Au banal elle oppose le fantastique ou l’étonnant. Les contraires produisent un choc qui provoque la mise en marche de l’imaginaire, une échappée vers une multitude de possibilités.
Dans une série récente qui s’intitulait Déplacer des montagnes, Bodmer conférait des noms prestigieux à des amoncellements de neige banals : Mer de Glace, Mont Cervin ou Monte Verità. Rappel ironique et affectueux des montagnes de l’enfance suisse de l’artiste, ces accumulations prennent pour une enfance montréalaise une autre signification : les glissades et les jeux dans ce qui nous semblait être des Éverest mais qui n’était que des amas de neige insignifiants obstruant les rues et les trottoirs.
Le rapport d’échelle, plus évident dans la série précédente, est aussi présent dans Lacs, mais d’une autre façon, dans le contraste entre la mare peu profonde et la montagne élevée ou l’édifice à plusieurs étages. Celui de la nature contrainte à la reconquête temporaire, peuplée de petits formats, et de la culture architecturale qui lui impose sa domination. Or, c’est cette fois la nature en déroute qui est cadrée et non l’architecture comme reflet de l’arrogance humaine.
Les grandes flaques d’eau sont aussi un non-sujet, c’est-à-dire qu’en soi elles ne seraient pas dignes de la photographie de paysage, parce que situées dans un univers proche de l’abandonné, du disgracié. Ce qui accompagne généralement un terrain vague – les détritus, les mauvaises herbes, les itinérants et parfois la violence – est souvent placé dans la sphère du désordre, presque du chaos. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement moral mais d’indiquer que le fait de joindre un tel sujet, non noble, au sujet sublime, les hautes montagnes, procède d’un mélange paradoxal, mais accompli dans la discrétion. Par légers glissements se fait le passage du banal au sublime, de la quotidienneté à l’imaginaire, du désordre humain à l’ordre naturel, alors que les transitions auraient pu être brutales.
Catherine Bodmer s’applique à désinvestir le paysage du romantisme qui l’imprègne souvent. Plutôt que de nier cette présence, elle la désinvestit de sa réalité, stratégie plus judicieuse.