Article sur l'exposition DUO au Centre Clark, publié dans le journal Le Devoir, section Arts visuels, le 18 septembre 2010, Montréal
L'exposition Duo de Catherine Bodmer montre le travail d'une artiste en possession de ses moyens. Avec les photographies en diptyque qu'elle propose chez Clark, elle poursuit une exploration, amorcée en 2004, portant sur les espaces urbains et leur potentiel de transformation. Une grande maîtrise se dégage de ce qui est à voir sur les murs, la technique adoptée par l'artiste, la manipulation de l'image numérique, étant savamment exploitée, heureusement sans esbroufe.
Alors que les séries antérieures se déclinaient selon des thématiques précises, des lacs et des montagnes, par exemple, fabulés à partir de flaques d'eau et de monticules de neige sale dans un terrain vague, Duo rassemble des études variées découlant d'ailleurs de résidences ou de séjours faits par l'artiste à l'étranger. Cette exposition dégage une grande cohésion tout en rendant encore sensible la recherche qui est en cours; sont gardées ouvertes par l'artiste plus d'une avenue à développer, sorte d'indécision qui a pour effet de ne pas fixer les oeuvres dans un système rigide.
Paysages fictifs
De duos il est effectivement question dans ces images. Chaque oeuvre est articulée sous forme de diptyque et met en place des effets de miroir entre les deux éléments de l'ensemble ou au sein d'une même image. Bodmer a dédoublé et renversé les images, créant, grâce à des manipulations après la prise photographique, des espaces ambigus où coexistent plusieurs temporalités. D'une image à l'autre, ou dans une seule image, les effets de symétrie sont aussi saisissants que trompeurs; tantôt ils sont des repères rassurants, plus tard, des sources de confusion. L'efficacité de ces images est imparable, car il devient impossible de distinguer ce qui était déjà là de ce qui a été supprimé ou modifié, forçant à abandonner notre désir de départager le vrai du faux. Le travail sur le double et le reflet engage une réflexion sur le monde comme apparence, ce que les images de Bodmer soulignent paradoxalement en étant lisses et détaillées.
L'attrait de ces photos repose aussi sur les motifs choisis. Chacun d'eux nourrit les effets miroirs exploités par l'artiste, son regard les ayant judicieusement prélevés pour cette raison. Il en est ainsi dans les deux diptyques qui composent La Bande de Moebius III. Le patineur s'élance sur un lac partiellement gelé qui a la propriété de refléter le ciel et les montagnes. L'action prend ainsi place dans un paysage fictif, un espace initial dédoublé, mais non identique, dont chacune des particules retient ainsi l'attention. Quant à Moebius I et Moebius II, montrant une scène hivernale et un parc urbain, ils poursuivent cette idée de générer un espace autre à partir d'une même matière. Les deux scènes s'enrobent d'ailleurs de mystère en étant l'une plongée dans le blizzard, l'autre dans la brume. Les personnages de ces photographies alimentent aussi le doute, circulant d'une image à l'autre dans des postures différentes, alors que le contexte, lui, ne change pas.
Le type d'intervention apporté par l'artiste est différent d'un diptyque à l'autre. Dans Éden, le motif central est un arbre qui s'avère finalement un mauvais repère pour situer les autres éléments de l'image lesquels sont en apparence symétriques. Cette composition se détache d'ailleurs du lot parce qu'elle fait un amalgame des plus fins entre une scène saisie sur le vif et la manipulation qui, elle, intervient pour contrôler les moindres détails. D'ailleurs, l'intervention de l'artiste au moment de la prise est peut-être ce qui rend d'autres diptyques moins saisissants. Ils en deviennent plus léchés, voire esthétisants, comme dans le cas de Limbo et de La Banda, tous deux montrant des personnages que l'on devine mis en scène. Pour l'un, il s'agit d'un personnage à la veste rouge esquissant des figures étranges dans l'espace et pour l'autre, d'un couple de danseurs. Dans les deux cas, les images cherchent à montrer une chorégraphie de gestes.
Deux triptyques, intitulés Eje sur, complètent l'exposition. Tout comme Limbo et La Banda, ils ont été réalisés à Mexico, où l'artiste a fait une résidence l'hiver dernier. Désertées de présences humaines, ces photographies témoignent de la prédilection de Bodmer pour les espaces urbains ambigus, souvent laissés dans l'indifférence. Celui-ci, un parterre routier, l'est pour le moins, s'offrant à travers maintes singularités, telles le dallage et l'emplacement des arbres. L'artiste a opéré diverses interventions amplifiant l'incongruité de cet espace pourtant banal. Il devient difficile d'en saisir les fonctions, d'en identifier les composantes.
C'est là une des portées du travail de Catherine Bodmer qui, il est vrai, participe d'une tendance actuelle pour la photographie de paysage, urbain et naturel, manipulée. C'est peut-être un truisme, mais la force de Bodmer, en plus de savoir choisir des motifs intrigants, c'est la minutie parfois maniaque avec laquelle elle manipule l'image, à une échelle microscopique. Ce faisant, elle opère dans la tessiture même de l'image, poursuivant, quelque part, un travail de micro-interventions qu'elle a aussi développé auparavant avec la matière, par exemple des charpies de sécheuse et des algues. À ce moment-là comme maintenant, la plus banale particule devient source d'un dépaysement graduel et déroutant.